Auréline

Editions Grasset. 2000.

Première page

Auréline - J.P. Milovanoff - Editions Grasset 2000

Il y a sept ans, jour pour jour, je me suis juré de raconter, en partie au moins, l’histoire d’Auréline Foulc, et la mienne par conséquent. Je me souviens du lieu et des circonstances précises de ce serment, fait dans un moment de colère. C’était un matin de septembre comme aujourd’hui. Je m’étais levé de bonne heure, j’avais bu sept ou huit tasses de café et j’étais parti en auto sur des routes départementales encombrées de tracteurs qui tiraient des pastières pleines de grappes. Depuis le début de la semaine, autour de Nîmes, les vendanges battaient leur plein malgré des averses. Après avoir roulé assez longtemps à petite allure, je finis par laisser les vignobles derrière moi et je pénétrai dans la partie occidentale du delta du Rhône qu’on appelle la petite Camargue. Et la pluie jetait des hachures noires sur l’horizon.

Je me revois, une heure plus tard, dans la grande allée d’un cimetière de campagne, entouré de hauts murs de pierres grises. Nous étions peu nombreux, une dizaine seulement. Aucune femme parmi nous. Je remarquai que les deux hommes devant moi portaient le même anorak à bord de fourrure, l’un gris vert, l’autre bleu marine. Le cortège avançait lourdement entre les cyprès. À l’instant où l’on s’arrêta devant un tombeau dont les grilles étaient ouvertes, la pluie cessa, une grande nappe de ciel apparut au-dessus des croix, couleur de mouette.

Peu après, mon frère Josef, l’athlète de la famille, lut les deux pages d’un discours qu’il avait écrit dans la nuit. Paroles vagues, un peu solennelles, qui auraient pu être prononcées par quelque secrétaire de mairie à l’occasion du dévoilement d’une plaque sur un immeuble. Il évoqua le courage et la dignité d’Auréline la dernière année de sa vie, suggéra que son exemple ne serait pas négligé et que les générations à venir garderaient éternellement dans leur cœur, etc.

Je suis un homme tolérant. J’admets tous les credo et tous les délires pourvu qu’ils ne me soient pas imposés. Si Josef avait déclaré froidement que la défunte était une idole païenne, je ne m’en serais pas offusqué. Mais son éloge insipide et menteur me faisait l’effet d’un outrage. Comment osait-il parler aussi chastement d’Auréline ? Pourquoi ne disait-il rien des baisers qu’elle nous avait prodigués généreusement ? Il en avait reçu sa part avant moi. Et c’était le cas aussi bien pour tous les hommes qui faisaient cercle autour du cercueil, à l’exception peut-être du curé, et encore, ce n’est pas sûr. J’étais si mécontent pendant ce discours que je me suis juré de rassembler tout ce que je sais d’Auréline, une tâche que j’ai trop longtemps remise à plus tard et que j’entreprends aujourd’hui.

Peut-être est-il insensé de vouloir tenir à tous prix une promesse dont personne n’a rien su. C’est que je me suis forgé avec le temps une sorte de religion à usage intime. Il est difficile de la décrire, car elle est composée de dieux qui n’existent que sur le coup. Pas d’autels, pas de sacrements. Pas de cloches qui sonnent à la volée, pas d’adeptes, pas de muezzin. Mais au crépuscule parfois, ou tard dans la nuit quand je m’en retourne chez moi d’un pas troublé, par les rues montantes de Nîmes, le vernis ancien d’une porte devant laquelle se tient une femme en cuissardes rouges, des géraniums à un balcon, le regard du boulanger que ma silhouette rassure ou d’un vagabond à qui j’offre une cigarette, voire le passage d’un chat blanc, inconnu dans le quartier, me rappellent que le monde est peuplé de divinités éphémères. « Tu vois, mon petit Maxime, me dis-je en cette heure métaphysique où je tutoie la gloire de n’être rien, tandis que mes doigts se referment sur le tintement du porte-clés, tu vois que les dieux ne craignent pas de laisser partout des traces de leur passage et qu’avant de se perdre dans l’univers, ils sont prêts à te faire le don d’un instant, d’un désir, d’une impression forte ou d’un souvenir retrouvé. » Dois-je préciser qu’à plusieurs reprises, pendant trente ans, Auréline Foulc aura été, à son insu, une de leurs fidèles messagères ?