Tout sauf un ange

Editions Grasset. 2006.

Première page

Tout sauf un ange - J.P. Milovanoff - Editions Grasset 2006

Je ne sais plus chez quel romancier russe j’ai lu que le monde est peuplé de velléitaires tourmentés par leurs illusions, de talents mal employés et de mauvais comédiens. J’appartiens à ces trois catégories. Bien que j’aie débuté très jeune sur les planches, à l’occasion d’une fête dans mon école, je n’ai été ni Roméo ni le Roi Lear, et j’ai sombré à deux reprises dans La Tempête. Je n’ai jamais vu de fleurs dans ma loge, jamais croulé sous les ovations. Quand j’ai joué Sganarelle devant des élèves, ils n’ont pas ri et ma partenaire a pleuré. À la fin de notre tournée dans la Creuse, Elvire a épousé son Dom Juan dont le collier de barbe blonde s’accordait mieux que mon teint blême à ses taches de rousseur. Neuf ans ont passé. Aujourd’hui le blondin et ma rouquine se disputent la garde de leurs jumeaux. Je les croise quelquefois près du gymnase, quand ils reviennent d’un cours de judo, tout de blanc vêtus, ces enfants qui me sont volés. Il m’arrive de les suivre jusqu’à leur immeuble sans qu’ils le sachent. J’aime penser qu’un jour ils apprendront que j’aurais pu être leur père et qu’ils me regretteront.

Si je livre d’entrée de jeu mes secrets les plus détestables, c’est que j’ai pris une décision qui les rend caducs. Hier j’ai signé l’acte de vente de mon appartement à Belleville. Avec un tiers de la somme, j’achèterai une bergerie dans les Cévennes, pays d’origine de mon grand-père qui dirigeait une manufacture de textile. Je vivrai un an ou deux sur ma cagnotte, le temps de changer de métier. N’ayant plus de rôle à tenir, je dis adieu à la comédie.

Il ne s’agit pas d’un coup de tête. Cela fait trois mois que je rumine ce projet annoncé, un peu trop solennellement, le soir de mon anniversaire, dans une cafétéria du quartier. C’était un lundi, jour de relâche des théâtres. Mes amis avaient réservé une table pour dix personnes. Au dessert, la serveuse a éteint le plafonnier et j’ai vu s’approcher de moi, sur un chariot, quatre ronds concentriques de bougies couronnant un pavé de crème au beurre, pareils aux cercles tremblotants d’un petit enfer personnel. Quoique j’aie de l’asthme comme Jouvet, j’ai soufflé les quarante flammes d’un coup, sous les applaudissements. La lumière étant revenue, j’ai écouté Vilanovitch déclamer en mon honneur un poème de circonstance : « Voici pour ton anniversaire,/ Cher Jean-Simon, ces quelques vers/ De mirliton qui, je l’espère,/ Ne seront pas piqués des vers./Il va de soi que je t’adresse/En premier les vœux de toujours:/Santé, bonheur, force et paresse,/Pour ne rien dire des amours. /Ici même, je prie la Parque /D’éloigner de toi ses ciseaux./Et que le Passeur sur sa barque/ Patiente un peu dans les roseaux... »

À une preuve d’amitié aussi virtuose, je me devais de répondre du tac au tac. J’aspirai une bouffée d’Asthmatoline et me lançai dans le discours que j’avais répété toute la semaine devant la glace