Bon à rien

Dès que nous arrivons à l’âge adulte et qu’il nous est donné d’entrer par la porte ouverte à tous dans la société agissante, tout nous invite à nous comparer aux soldats, aux saints, aux rois, aux banquiers, aux entrepreneurs qui sont les figures principales de nos nations. Or, si nous avons quelques heures de lucidité par semaine, ce qui est mon cas, nous ne tardons pas à découvrir que notre âme d’autodidacte, fragile comme une cocotte en papier, impuissante comme elle face au mistral, et plus sensible que le sismographe à aiguille, est faite d’une étoffe moins prestigieuse que ces héros et qu’à l’évidence nos actes, ou plutôt nos agissements, ne laisseront aucun souvenir dans le siècle. C’est le sentiment de vivre pour rien, ce vertige d’une présent qui fuit en nous sans trouver où se graver, cette impression d’une débandade grotesque et sans lendemain qui nous épargne les satisfactions de l’effort et l’espérance d’une longue postérité, et confère à nos frasques somnambuliques l’élégance des papillons. Le bon à rien dont je représente ici même, sans me flatter, le spécimen accompli, n’est ni un prince ni un gangster. C’est un homme désenchanté qui passe la meilleure part de son existence à courir après des scintillations et qui s’il n’est pas broyé par une voiture au sortir d’un bar à tapas, espère finir dans un fauteuil de plage, devant l’océan, un mégot aux lèvres Enfin, n’anticipons pas ! Et surtout ne nous pressons pas de condamner sa passive mélancolie et d’accroître par un jugement indigné le poids de ses fautes qui sont toutes d’inattention. Tant de guerres, de meurtres et de destructions sont le fait des hommes actifs que nous devons saluer les inutiles comme des libérateurs.

La Splendeur d’Antonia