Le pays des vivants

Editions Grasset. 2005.

Première page

Le pays des vivants - J.P. Milovanoff - Editions Grasset 2005

Il avait marché tout le matin dans la neige vierge sans rencontrer âme qui vive. Ce qu’il voyait autour de lui était blanc ou gris. Les chemins avaient disparu. Faute de repères, l’œil se perdait dans un paysage immobile. Éblouissement. Oppression. Toute activité suspendue. Nul souffle de vent. Rien que la sensation du froid humide sur les épaules, la senteur fade des congères, le crissement des chaussures de cuir qui le blessaient, un silence ininterrompu quand il s’arrêtait, hors d’haleine. De loin en loin, un arbre isolé, dont la cime ployait sous le fardeau accumulé en une nuit opposait une résistance muette à cette surcharge jusqu’au moment où il la déposait d’un coup, dans un craquement de branches brisées, aussi soudain qu’une détonation.

D’après la carte, il avait plus de trente kilomètres à parcourir au milieu des forêts lugubres ou sur leurs versants déboisés, parsemés d’éboulis, toujours loin des routes, loin des villages, dans un environnement hostile et glacial qui n’autoriserait aucune défaillance. C’était son plan, c’était le salut. La veille, à quinze heures quinze précise, il s’était évadé de l’hôpital où on l’avait transporté d’urgence. Une voiture l’attendait sur le parking, clé au volant, sac de survie sur la banquette. Au sortir de la ville, évitant les autoroutes et les voies rapides, il avait roulé sur des départementales peu fréquentées, puis il avait poussé le véhicule dans un ravin et il était monté sac à dos à travers un bois assombri par les premiers flocons tourbillonnants. Parvenu sur les hauteurs déjà toutes blanches, il avait eu la satisfaction un peu angoissante d’être absolument seul dans un paysage de landes et de petits massifs forestiers où aucune personne de bon sens (et il rangeait dans cette catégorie les gendarmes qui avaient dû lancer le plan épervier) n’imaginerait qu’un étranger à la région prendrait le risque de s’aventurer.

C’est ce qu’il avait fait pourtant sans hésiter et cette folie l’avait servi. La tempête avait englouti les traces derrière lui et rendu très improbable la rencontre de promeneurs. Sans témoins et sans poursuivants, il avait progressé jusqu’à la tombée de la nuit, puis s’était abrité sous un rocher en surplomb et avait dormi dans son duvet neuf. À plusieurs reprises, trompé par un aboiement ou un bruit de pas entendu en rêve, il s’était réveillé en sursaut et avait été long à se rendormir.

L’aube l’avait rassuré, une aube triste, sans soleil, aussi vitreuse que le hublot d’entrepont d’un de ces cargos en bout de course, qu’on devrait appeler des bagnes flottants, sur lesquels il avait trimé et laissé filé sa jeunesse. C’était loin, tout ça.